Une cuisine de frontières. Nous cuisinons au cœur des frontières gustatives, conceptuelles, techniques. Ces frontières qui nous permettent de prendre certains risques et de nous pencher sur les limites établies par notre mémoire.

 

Au-delà de la séparation, la délimitation ou l'éloignement qu'il évoque, le mot « frontières » définit très bien mon quotidien. J'ai de la chance car ma profession me permet de les franchir, d'aller et venir, d'exporter, d'importer, d'enseigner et d'apprendre.

Ce qui a tendance à isoler la nature dans certains cas et les Hommes dans beaucoup d'autres, peut être source d'union et d'enrichissement grâce à la gastronomie, comme c'est le cas grâce à d'autres disciplines.

Je crois que la cuisine représente un lien capable de rapprocher et d'enrichir les êtres humains, à un moment de l'histoire où ils semblent toujours plus divisés, marqués par leur culture, leurs traditions, leurs religions et la politique. C'est un travail difficile mais gratifiant.

Ce va-et-vient, l'étonnement, la découverte, m'ont ouvert l'esprit sur des traditions qui, lorsqu'elles restent inconnues, sont de parfaites transgressions. Je suis d'autant plus convaincu de l'importance du local et de sa valeur inestimable. Mais dans le même temps, garder une ouverture sur le monde représente un enrichissement, tant pour notre palais que pour notre propre culture et nos connaissances. Je m'approprie chaque ingrédient, chaque technique, chaque nuance, m'en remettant toujours au langage que j'ai développé depuis des années : langage avec lequel je m'adresse à mes clients à travers mes plats.

Frontières créatives

Méthode de travail et inspiration nécessaires à la création d'une nouvelle cuisine.

La recherche

À chaque saison, la recherche est l'un des meilleurs moments, tout en étant le plus complexe. C'est le moment durant lequel il me faut façonner ma réflexion culinaire et concrétiser l'expression de mes sensibilités, mes inquiétudes, mes instincts, mes envies et mes rêves. Cette recherche se traduit par un intense bouillonnement d'idées dans mon esprit, qu'il s'agit de remodeler selon la forme que je souhaite donner à mes plats ou à de nouvelles manières de cuisiner. Les connaissances accumulées tout au long de ma carrière, mais surtout celles de l'année passée, jouent un rôle primordial dans ce processus. Il est paradoxal que l'ensemble de mon savoir me soit nécessaire pour finalement m'en détacher au moment de passer à l'étape suivante : il me faut alors ouvrir mon esprit à la nouveauté, à l'inconnu, au non-construit ni cuisiné auparavant, ni par moi, ni par personne.

Le voyage

J'ai découvert les cultures gastronomiques de nombreux pays que j'ai eu la chance de visiter. J'ai trouvé dans ces cultures des concepts que je pensais centrés sur les différences existant entre ces pays, et entre ces pays et nos propres concepts, coutumes, saveurs et produits. Mais je me suis heurté à des découvertes inespérées. J'ai trouvé dans les limites culturelles un refuge dans lequel façonner les lignes directrices de cette année. Une saison dans laquelle notre territoire si puissant et singulier, tout en étant pluriel, se mêle à ces cultures qui ont su m'émouvoir, subtilement dans certains des cas et de manière plus brutale dans d'autres. Je crée de nouveaux plats grâce à ces cultures.

Enrichir ma cuisine, ma palette gustative avec des éléments étrangers m'oblige à réaliser un travail de responsabilité envers mes propres racines et envers moi-même. Je circule entre les frontières séparant mon territoire du reste du monde.

Le transit par les frontières gustatives et les nouvelles harmonies est un passage délicat. Tout comme la ligne qui délimite les territoires, les cultures, les personnes et les traditions est fine. C'est à la fois un point intermédiaire et un élément de séparation. C'est se positionner sur cette limite qui me pousse à transformer ces barrières en de nouvelles sensations afin d'offrir à mes convives une expérience originale et complète. Trouver l'équilibre. Une façon inventive de traverser ces frontières, sans bagage, seulement armé de ma mémoire et mon vécu. Traverser les frontières qui nous séparent, réunir les cultures à travers la nourriture. Rapprocher les traditions, les pensées, l'innovation, les saveurs et les produits. Rêver de frontières invisibles, en s'éloignant des grandes murailles qui séparent en réalité le monde.

Une discipline fildefériste

Les équilibres harmonieux que je propose sont le résultat d'un travail intuitif provenant de ma mémoire gustative et d'une large palette de saveurs, d'arômes et de textures que j'apporte à chacune des créations. Ce chemin parcouru entre les éléments du plat, l'équilibre et l'harmonie est plus important que la provenance de ces derniers, la proximité passe au second plan. Le monde est un garde-manger naturel, et ce comportement nous rapproche plus qu'il ne nous éloigne. Un plat peut être synonyme de multiplicité et d'union. Je construis mon raisonnement avec une bonne partie de ces produits locaux pour leur qualité, leur variété et parce qu'ils font partie de mon environnement le plus proche. La biodiversité de cette région est pour moi un luxe. En tant que cuisinier, pouvoir mettre ma région à l'honneur, ou ma province, ma communauté et mon pays est une marque de fabrique unique. Je me sens à l'aise en servant à table les produits qui me représentent, que j'ai mangés depuis mon enfance et cuisinés depuis des années, et qui nous sont en outre offerts par la nature pour nous nourrir. Je me sens engagé dans le local ; laissez-vous aller et vous verrez comme l'harmonie entre l'environnant et le lointain est absolue.

Une cuisine de frontières. Nous cuisinons au cœur des frontières gustatives, conceptuelles, techniques. Celles qui nous permettent de prendre certains risques et de nous pencher sur les limites établies par notre mémoire.

Le paradoxe des produits

Chez Quique Dacosta Restaurante, nous travaillons avec des produits locaux que nous défendons, promouvons et que nous récupérons dans de nombreux cas. Nous sommes respectueux des cycles saisonniers des récoltes. Nous avons également recours à des produits étrangers dont nous connaissons néanmoins la provenance et le chemin parcouru avant d'arriver entre nos mains. Nous tirons profit de ce que nous offre notre territoire, mais restons réalistes et ne nous fermons pas aux autres régions.

En effet, nous avons conscience des problèmes que subit le marché mondial de l'alimentation, notamment la perte de diversité en faveur de la mondialisation et de l'homogénéisation de la consommation ; l'opacité, les conflits d'intérêts, la décompensation ou les systèmes de subventions vides de sens.

Il relève de notre devoir, en tant que consommateurs, de rester informés, de connaître la provenance des produits, les saisons durant lesquelles on les trouve et leurs différentes variétés. Par conséquent, si vous souhaitez manger une bonne côte de bœuf à Dénia, nous pouvons l'importer d'ailleurs, faute de bétail. Et c'est ce que nous faisons, mais pas n'importe comment, ni à n'importe quel prix. De la même façon, les Madrilènes continueront à déguster l'un de leurs plats traditionnels, la dorade au four, avec un poisson pêché dans une mer qu'ils n'ont pas. Mais ils doivent savoir d'où il provient et comment il est transporté jusqu'à la région.

En somme, une chose est sûre : la valeur des aliments est ce qu'elle est, mais en tant que consommateurs responsables, nous ne pouvons pas la négliger.

Si nous voulons des produits de qualité, nous devons les promouvoir en aidant les petits producteurs, ceux qui respectent et connaissent les terres, l'élevage et la pêche durables, tout en privilégiant le travail, le processus et le produit.  Prenons conscience de ce qui se cache derrière chaque orange, crevette ou grain de riz que nous mangeons. Et ceci, qu'ils proviennent de l'extérieur ou de notre environnement direct. Cherchons l'équilibre, restons informés avant toute prise de décision, soyons responsables !